“Quel navrant spectacle offrait l'arrière-port de Bougie à la mi-novembre 1942 ! Trois grosses épaves gisaient à proximité des quais, trois épaves qui, quelques heures auparavant, avaient été autant de paquebots. Deux avaient été sabordés à l'arrivée des troupes alliées, et, par suite d'entrée d'eau à bord, s'étaient, peu après, couchés sur le flanc : le Koutoubia, le 13 novembre à 20 heures, le Florida, le 14 dans la matinée.
Le troisième paquebot, l’Alsina, atteint, le 13, par des bombes allemandes, avait brûlé de bout en bout et avait coulé droit.
Au début de l'année 1943, (décision fut prise de renflouer ces trois bâtiments ; les deux premiers pourraient servir à nouveau, le troisième, complètement irréparable, dégagerait l’avant-port.
Dix-neuf mètres séparaient l’Alsina du Koutoubia. Cette distance parut insuffisante pour redresser le Koutoubia. Aussi bien, résolut-on de commencer par renflouer l’Alsina. Relevé, ce bâtiment servirait ultérieurement de pont fixe et support de treuils pour effectuer les redressements successifs du Koutoubia et du Florida.
Ainsi fut fait : l'Alsina fut d'abord renfloué, et, au début d'avril, les travaux commencèrent sur le Koutoubia. Ce dernier était un paquebot mesurant 130 m de long et 17,80 m de large ; son creux était de 11,24 m, sa jauge brute de 8 790 t, son port en lourd de 4 971 t. Construit en 1931, ses machines, d'une puissance de 8 000 ch., lui avaient permis d'atteindre, à ses essais, la Vitesse de 18,6 nœuds.
Le sabordage avait consisté à ouvrir les vannes de noyage des soutes à Munitions, car ce paquebot avait été transformé en croiseur auxiliaire. L'invasion de l'eau avait créé à bord des carènes liquides, qui, à leur tour, avaient entraîné le chavirement du bâtiment. Celui-ci s'était couché sur le flanc et reposait sur un fond de sable vasard assez dur dragué à la cote - 11 m, fond, il est vrai, rehaussé d’une couche de vase molle d’une épaisseur d’un mètre environ.
À l'exception de la rupture d’une prise d’eau de coque, provoquée par l'explosion d'une bombe tombée à proximité du navire, le Koutoubia n'avait subi aucune avarie majeure.
Le problème qu'avaient à résoudre les ingénieurs chargés du renflouement avait un aspect double : il convenait de redresser l'épave, puis de la relever.
Pour redresser l'épave, on pouvait faire appel : soit à des forces extérieures (horizontales ou verticales) ; soit à des forces de flottabilité du bâtiment lui-même ; soit à une combinaison de forces extérieures et de forces de flottabilité. |Estimant à 5 882 t. le poids lège du Koutoubia et à 8,303 m la hauteur du centre de gravité au-dessus de la ligne d'eau, et compte tenu des poids à débarquer (ancres, chaînes, embarcations), on évalua à 6 515 t. le déplacement du bâtiment au moment du redressement. Pour effectuer celui-ci, un couple de 30 000 txm au
départ était nécessaire.
Pour produire un tel couple, il aurait fallu disposer : en utilisant des forces extérieures horizontales (traction sur le flanc tribord), d'une force de 1 580 t, en appliquant les aussières au voisinage du livet du pont D ; ou d'une force de 1 250 t, en appliquant ces mêmes aussières au sommet de chevalets de 5 m de haut préalablement fixés sur la coque : en utilisant des forces extérieures verticales (flotteurs, grues), d'une force de 1670 t.
Les moyens dont la marine disposait en Algérie ne permettaient pas d'obtenir des forces de redressement aussi élevées.
Obligation était donc de recourir aux forces de flottabilité. On reconnut bien Vite qu’on ne pouvait pas faire appel à ces dernières exclusivement. Une force de 2 O00 t aurait probablement suffi. Cette force aurait pu être assez aisément obtenue en épuisant l’eau d'un certain nombre de compartiments au préalable rendus étanches. Une telle solution ne fut cependant pas retenue, car on craignit que le navire, en se relevant, ne vint à se coucher davantage.
Il ne restait plus qu'à utiliser simultanément des forces extérieures et des forces de flottabilité. C'est ce qu’on fît, en décidant :
1 - D'étancher la coque du navire jusqu'au pont D pour amener le Koutoubia au
décollement du fond.
2 - De tirer horizontalement sur tribord pour redresser le bâtiment. Pour effectuer ce travail, une force de 470 t suffisait, que les moyens dont on disposait permettraient aisément d'obtenir.
Les plans de renflouement une fois arrêtés, les travaux commencèrent. Is furent confiés à une entreprise privée, qui travailla sous la surveillance des services techniques de la marine.
Du 9 avril au 22 octobre 1943, on procéda à l'installation du chantier et à l'enlèvement d'un grand nombre d'objets amovibles se trouvant à bord, tels que chaînes, embarcations, grues et bossoirs, ou qui furent découpés au chalumeau, comme mâts et cheminées ; en tout, le
bâtiment se trouva allégé de 266 t. Du 22 octobre au 12 décembre 1944, on mit en place le dispositif de redressement et on assura l'étanchéité des compartiments qui devaient être vidangés pour accroître la flottabilité du paquebot ; ces derniers travaux furent l'œuvre des
scaphandriers. De temps à autre, on effectua des essais de pompage Rene le degré d'étanchéité obtenue.
L’Alsina avait été renfloué en octobre. Cette épave flottante fut légèrement déplacée pour donner au Koutoubia plus de champ pour se redresser.
Le 12 janvier, tous les travaux préliminaires, de 50 t à 6 brins, qui avaient été fixés sur le flanc tribord du Koutoubia, à mi-longueur du bâtiment. Sur l'avant et sur l'arrière de celui-ci, avaient été installées huit chaînes de retenue. Les chaînes de l'avant, élongées sous le Florida, étaient amarrées à des ancres de 4 t. Celles de l'arrière avaient été fixées à la
coque même du Florida. À l'avant et à l'arrière du Koutoubia, huit motopompes d'un débit de 150 à 300 t/h avaient été établies sur chalands. Leur débit total s'élevait a 1 60€ th pour celles de l'avant, à 2 500 t/h pour celles de l'arrière.
Grâce à l'action conjuguée des treuils et des pompes, la gîte du Koutoubia, qui atteignait 80° au début du redressement à 15 h 30, avait été ramenée. à 45° Une demi-heure plus tard. À ce moment précis, on arrêta les pompes, la vidange des compartiments qui avaient été rendus étanches étant terminée. Les treuils, par contre, continuèrent de tirer jusqu'à 16 h 19, ramenant, par leur seul effort, la gîte de 45° à 32°,40. e 16 h 19, on dut stopper les treuils, la plupart d'entre eux étant à bout
Pour achever le redressement du paquebot, on donna ordre de remplir les cales. Cette manœuvre ne réussit pas. Comme le bâtiment ne montrait nulle tendance à se redresser de lui-même, on reprit les filins et, en faisant donner tous les treuils au maximum, on parvint ramener la gîte à 20° environ vers 20h30. Le redressement du Koutoubia était pratiquement achevé.
Les travaux avaient ainsi duré neuf mois. Leur durée aurait été plus courte si on eût disposé de tout le matériel convenable, mais on sait combien pue se trouve l'Algérie en possibilités industrielles. D'autre part, un bombardement allemand, qui eut lieu le 8 juin, provoqua
quelques dégâts qui durent être réparés. Les travaux exigèrent la présence de 150 ouvriers, dont 8 scaphandriers et 50 ouvriers Spécialisés.
Les frais s’élevèrent à 16 millions environ.”
Recherches effectuées par Roland PETRE
NDLR — Le site de l'Association présentera un reportage plus complet ainsi que des
photos inédites. Nous avons déjà présenté un article sur ce bateau dans notre bulletin
de 09/2006.
Cet article est paru dans l’Echo de Bougie de 2018 |